Par Simon Jeanpierre et Hugo Picard
Le marché mondial de la bière, tant en volume qu’en valeur, a connu une grande expansion pendant de nombreuses années. Cette augmentation de la demande s’est traduite par une hausse du nombre de brasseries et une diversification des styles de bière. Parmi ces styles, l’un d’entre eux émerge de manière significative dans le monde : les bières sans alcool et à faible teneur en alcool (NAB-LAB).
Un marché plus important offre un panel de consommateurs plus large avec des attentes et des désirs différents. Les bières à faible teneur en alcool sont apparues pour répondre à un besoin qui n’existait que modérément dans le passé. En effet, tout un segment de consommateurs s’est développé avec une éducation autour du bien-être, du « bien-manger » et maintenant du « bien-boire ». Les buveurs de bière modernes prêtent une attention particulière à l’apport calorique du produit, ont une connaissance accrue des bienfaits pour la santé d’un produit et le désir de consommer local si possible. Bien que le troisième point ne soit pas toujours étayé, les basses teneurs en alcool répondent aux deux premières tendances de consommation : dans l’esprit du consommateur, moins d’alcool implique moins de sucre et de meilleurs avantages pour la santé, et l’alcool a généralement une connotation négative. Tous les autres facteurs étant égaux, notamment le goût et le prix, il ne fait aucun doute que pour ce type de consommateur, la bière à faible teneur en alcool est une alternative viable à la « bière classique ». Généralement, nous pouvons rapprocher cette tendance des basses teneurs en alcool des tendances « sans », comme sans additifs, sans gluten et sans alcool.
À ces nouveaux consommateurs, il faut ajouter ceux qui ont toujours eu ce « besoin » d’une bière à faible teneur en alcool. Pour des raisons de santé, comme les femmes enceintes par exemple, ou pour une conviction religieuse. Bien que ce besoin ait toujours existé, il s’est renforcé ces dernières années, du fait que la bière est maintenant un phénomène de société. Les consommateurs, en voulant faire partie de la société, veulent consommer des produits tendance. Par conséquent, le produit doit s’adapter au consommateur et lui donner cette possibilité. C’est la raison de la montée en puissance des bières à faible teneur en alcool.
Bien que la demande soit assez récente, il faut remonter beaucoup plus loin pour trouver l’origine des bières à faible teneur en alcool. C’est l’année 1920, aux États-Unis, et c’est la Prohibition : cette constitution signe l’interdiction de produire, de transporter, d’importer et de vendre de l’alcool afin de réduire la criminalité et la corruption dans le pays. Se déroulant de 1919 à 1933, cette loi pousse les brasseries à se réinventer pour survivre. Les bières à faible teneur en alcool sont nées !
Bien que le style soit apparu sous la contrainte, de nos jours c’est vraiment le choix du brasseur de produire des bières sans ou à faible teneur en alcool pour répondre à la demande croissante. Lorsqu’on s’oriente vers ce style particulier, la question du procédé se pose : comment un brasseur peut-il réduire significativement la quantité d’alcool sans changer le processus de production ? Comme la levure est la clé de la production d’alcool, il était de notre devoir d’aider les brasseurs dans cette tâche. Chez Fermentis, nous avons été sollicités pour développer une solution.
Tout d’abord, nous avons dû effectuer un travail de criblage parmi toutes les souches que nous connaissons, une tâche à long terme pour sélectionner celles qui pourraient correspondre à nos critères de recherche : des critères techniques mais aussi sensoriels pour répondre aux besoins des brasseurs. Simon Jeanpierre, responsable du support technique des ventes en Asie-Pacifique, nous en dit plus : « Pour effectuer notre premier criblage, notre objectif était de répertorier les souches de Saccharomyces et de non-Saccharomyces capables de ne produire que peu d’alcool. Pour réduire cette liste, nous avons recherché des micro-organismes capables de reproduire au mieux les saveurs de bière attendues, comme nous les connaissons traditionnellement. Cela nous a naturellement conduits à des souches négatives au maltose, incapables de fermenter les sucres complexes (c’est-à-dire les polymères de glucose), mais ayant pourtant une forte capacité à produire des alcools supérieurs, des esters et des phénols, participant ainsi aux arômes de la bière. »
Pour comprendre notre décision d’orienter notre choix vers des souches négatives au maltose, il suffit de regarder la composition classique d’un moût de bière dans le schéma ci-dessous. Contrairement aux autres souches de la gamme Fermentis, les souches négatives au maltose n’ont la capacité de fermenter que le glucose (DP1, chaînes de sucre simples), soit l’équivalent de 10 à 15% des sucres totaux du moût. Moins de sucres fermentescibles implique une production d’alcool plus faible dans la bière finale.
Cela fait, l’étape suivante a été de vérifier notre hypothèse avec un protocole d’essai, c’est Simon qui nous l’explique : « Nous sommes partis du début : une recette. Cette recette devait produire un moût classique à une densité standard de 15, 10, 8 et 6°P (1061, 1040, 1032 et 1024 en densité spécifique) fermenté à 20°C. Il a ensuite été fermenté avec toutes les souches criblées et suivi avec précision sur la consommation de sucre et la production d’alcool. Une dégustation avec un panel d’experts nous a finalement permis de choisir la souche gagnante qui non seulement performerait bien dans la production de basse teneur en alcool, mais fournirait également les arômes essentiels attendus dans la bière lors d’une fermentation correcte. » De plus, cette levure produit des « bières propres » sans défauts aromatiques couramment rencontrés dans les NAB.
La souche que nous avons sélectionnée après avoir dupliqué ce protocole d’essai de nombreuses fois est une Saccharomyces chevalieri que nous avons nommée SafBrew™ LA-01, LA signifiant Low Alcohol. Nous avons choisi cette souche car elle a donné d’excellents résultats lors de nos essais de fermentation, comme le montre l’illustration ci-dessous. Pour chaque densité testée, la fermentation a atteint son plateau après 60 heures pour un taux d’alcool entre 0,4 et 1,2% vol., correspondant à un degré apparent de fermentation d’environ 14%. Nous avons noté une corrélation positive entre le degré final d’alcool et la densité initiale du moût, nous pouvons donc dire qu’une densité initiale de 7°P (1028 en densité spécifique) est idéale pour atteindre 0,5% vol., qui est le niveau maximal d’alcool toléré dans de nombreux pays pour pouvoir écrire « bière sans alcool » sur l’étiquette.
Comme présenté précédemment, cette souche est négative au maltose, elle ne consomme que les sucres simples (glucose, fructose, saccharose) en laissant derrière le maltose et les autres sucres complexes comme le maltotriose et les dextrines. Logiquement, nous trouvons plus de sucres résiduels dans notre bière à faible teneur en alcool. Le graphique ci-dessous le confirme en chiffres, DP2 signifie les disaccharides qui sont principalement du maltose et DP3 signifie les trisaccharides qui sont principalement du maltotriose.
Nous avons vu que d’un point de vue purement scientifique, le SafBrew™ LA-01 nous permet de brasser une NAB-LAB, mais qu’en est-il du profil sensoriel de la bière elle-même ? C’est une question légitime car un tel niveau de maltose résiduel n’existe pas dans les bières « classiques ». Le maltose est un sucre capable d’apporter une douceur nette. Dans la majorité des bières, il n’a pas l’occasion d’exprimer son potentiel car il est transformé en alcool et en CO2 par les levures. C’est donc l’alcool qui apportera principalement la rondeur et la perception de douceur en bouche (ou au toucher). Dans une NAB-LAB, le maltose résiduel peut jouer ce rôle car l’alcool n’est présent qu’en faible quantité. Cependant, si le niveau de douceur dans votre bière finale vous inquiète, il est facile de l’équilibrer avec plusieurs outils de brassage, comme nous l’explique Simon : « Le niveau d’amertume joue un grand rôle et tout ce qui dépasse 15 IBU pour 0,5% vol. est une bonne cible pour équilibrer le niveau de douceur. Augmenter la dureté de votre eau donne également une amertume plus ferme. Du côté des céréales, limitez l’utilisation des malts caramélisés et de la saveur sucrée qui leur est associée. Pour finir d’équilibrer le tout, il y a bien sûr l’acidité. Vous pouvez soit acidifier votre moût avant la fermentation, soit utiliser une plus grande carbonatation et son acide carbonique associé qui propulse également les arômes. »
Un autre élément important lorsqu’on parle de profil sensoriel est le fait que le SafBrew™ LA-01 est une souche POF+. En étant classée positive (+), le SafBrew™ LA-01 possède un gène qui exprime le caractère POF, POF signifiant « phénol off-flavour ». En d’autres termes, cette levure a une enzyme spécifique qui décarboxyle les acides phénoliques, comme l’acide férulique et l’acide coumarique, présents dans le moût et produit ainsi respectivement les composés actifs en arôme 4VG et 4VP. Ces composés contribuent à des saveurs épicées, type clou de girofle, qui, selon la concentration, peuvent produire un caractère épicé et complexe. Notez que dans une NAB-LAB brassée avec le SafBrew™ LA-01, ce côté phénolique sera très léger, comme le décrit Simon : « D’un point de vue sensoriel, nous avons vraiment apprécié l’expression phénolique légère qu’il développe. Gardez à l’esprit que l’expression d’un caractère POF dépend de la quantité d’acide férulique que vous avez dans votre malt. Dans une NAB-LAB, vous n’aurez donc qu’une expression limitée avec la quantité de malt recommandée ».
Enfin, le sujet de la pasteurisation. La pasteurisation est une technique inventée en 1865 par Louis Pasteur pour la conservation des aliments en tuant tous les micro-organismes vivants dans le produit. Le processus est théoriquement assez simple : vous chauffez le produit entre 62°C et 88°C (144 à 191°F) avant de le refroidir brutalement. La pasteurisation n’est pas populaire dans l’industrie de la bière artisanale car elle est liée à la standardisation du produit ou parce que, avec ce processus, la bière n’est plus vraiment « vivante » et n’évoluera pas dans le temps.
Mais en ce qui concerne notre recommandation pour les NAB-LAB, la pasteurisation est obligatoire. Vous savez certainement à quel point les levures et les micro-organismes aiment les sucres et combien de sucres résiduels nous avons encore dans une NAB-LAB à la fin de la fermentation. Si aucune pasteurisation n’est effectuée, les micro-organismes vivants pourraient finir par fermenter le maltose et altérer complètement la bière, voire créer une surcarbonatation dans les contenants, ce qui pourrait être dangereux. Il existe différentes techniques de pasteurisation comme la pasteurisation en tunnel. Quelle que soit la technique choisie, Simon explique le niveau de pasteurisation nécessaire : « Dès que vous aurez atteint votre atténuation maximale (de 13-15 %), il sera important d’inhiber les éventuels amis vivants pour éviter une fermentation supplémentaire. Nous avons étudié différents niveaux de contamination croisée avec Saccharomyces cerevisiae et observé une limite de sécurité minimale de 50 unité de pasteurisation (UP) afin d’empêcher la croissance dans une bière fermentée avec le SafBrew™ LA-01. Nous recommandons donc une plage de 50 à 120 UP. » En termes d’effet, une UP équivaut à un chauffage à 60°C pendant une minute. Pour calculer votre niveau de pasteurisation, la formule est la suivante :
PU= t x 1,393 (T-60)
Où t est le temps de chauffage en minutes et T est la température en °C.
Une véritable alternative à la pasteurisation n’existe pas vraiment, c’est la meilleure technique pour assurer la microbiologie optimale d’une bière. N’hésitez pas à nous contacter pour en savoir plus et recevoir des conseils sur mesure pour la gestion de la fermentation et les pratiques d’hygiène de vos NAB-LAB. »
Depuis l’ouverture de notre brasserie expérimentale sur le Campus Fermentis, nous avons étudié l’impact de la levure sur le profil aromatique des bières sans alcool (NAB ou Non-Alcoholic Beers) et nous avons produit quatre NAB différentes se différenciant par leurs profils aromatiques uniques : NAB avec fortes notes phénoliques, NAB HOUBLONNÉE, NAB ACIDE et NAB ACIDE HOUBLONNÉE. Découvrez plus d’infos sur les résultats et décrivons le processus de brassage ici.