Par Dominique Fink, Présidente et co-fondatrice OENOSCIENCE inc.
La popularité grandissante des boissons sans alcool est indéniable. Lorsque que les grands monopoles d’état tels la Société des alcools du Québec et la Régie des alcools de l’Ontario (LCBO) intègrent cette gamme de produits à leur offre, il y a matière à réflexion pour les producteurs de savoir s’ils doivent attaquer ou non ce nouveau marché. Bien que les perspectives de ventes semblent intéressantes, la production de produits sans alcool amène son lot de défis et surtout de risques. Si vous décidez d’accéder à ce nouveau segment de marché, une analyse sérieuse des coûts-bénéfices s’impose.
Tout d’abord, qu’en est-il de la législation ? Qu’est-ce qu’une boisson sans alcool ? Cela semble évident. Mais justement, les producteurs doivent être au fait de ce marché de vente car les législations canadienne et québécoise diffèrent légèrement sur ce point. En matière d’étiquetage, la loi canadienne considère qu’une boisson est sans alcool lorsque le taux d’alcool est de moins de 1,1 % vol. Au Québec, la Loi sur les infractions en matière de boissons alcooliques considère qu’une boisson est alcoolisée à partir d’un taux d’alcool de plus de 0,5 % vol. Qu’en est-il de la mesure du taux d’alcool ? Le faible taux d’alcool complique la mesure précise de ce paramètre car certaines méthodes d’analyses montrent jusqu’à 60 % de variabilité dans les très faibles valeurs. Afin d’obtenir un résultat exact, il est fortement recommandé de travailler avec un laboratoire professionnel qui a prouvé sa compétence pour l’analyse de faibles taux d’alcool soit grâce à une certification de la méthode à la norme internationale ISO 17025 ou qui possède des statistiques sur l’incertitude de mesure.
Un autre élément important à considérer est la nécessité d’afficher le tableau des valeurs nutritives sur le contenant si la boisson contient moins de 0,5 % d’alcool. Étant donné que les boissons sans alcool sont régies par le Règlement sur la salubrité des aliments, une analyse nutritionnelle est obligatoire. Les producteurs doivent se conformer à des normes d’étiquetage strictes et ceci occasionne des coûts supplémentaires importants qui doivent être assumés et budgétés.
Les risques les plus sérieux se situent au niveau de la microbiologie. Plusieurs éléments ont un effet protecteur sur la salubrité des boissons alcoolisées. Le taux d’alcool, le pH, les conditions anaérobiques de la fermentation ou de conservation sont toutes des conditions qui sont généralement défavorables à la prolifération des bactéries pathogènes. Une étude récente de l’Université Cornell fait état des risques associés aux produits à faible taux d’alcool et montre que des bactéries pathogènes comme Escherichia coli et Salmonella spp sont capables de survivre au-delà de 60 jours dans une boisson ayant un taux d’alcool de 3,2 % vol et un pH aussi bas que 4,2. Ces microorganismes peuvent provenir de l’eau mais aussi des ingrédients comme les fruits et les épices. Toutefois, les bactéries pathogènes ne constituent pas le seul et unique risque microbiologique. Plusieurs boissons non-alcoolisées ou à faible taux d’alcool possèdent une quantité de sucre qui n’est pas négligeable, provenant peut-être de l’ajout de fruits ou simplement du processus utilisé pour la fermentation. Si des levures persistent dans le produit lors de l’encannage ou l’embouteillage, il y aura un risque de refermentation des sucres résiduels menant à l’explosion du contenant, pouvant provoquer des blessures graves.
La gestion des risques microbiologiques passe dans un premier temps par le processus de stabilisation du produit avant le conditionnement et ensuite, par le contrôle de l’efficacité du processus à l’aide d’analyses microbiologiques.
Le produit peut être stabilisé de différentes façons dont en voici trois :
- Par l’ajout de conservateurs comme le sorbate de potassium et le benzoate de sodium. Le sorbate de potassium agit en tant qu’inhibiteur de croissance des levures et de certaines moisissures. Par contre, il n’a pas d’effet sur les bactéries. Quant au benzoate de sodium, celui-ci arrête le développement des bactéries et levures mais sans les tuer et uniquement dans des conditions acides. Étant donné que les quantités de sorbate de potassium et de benzoate de sodium sont régies par des lois, les produits doivent être analysés afin de prouver leur conformité. Ces coûts doivent donc être considérés. Finalement l’ajout de ces conservateurs peut avoir une influence sur le goût du produit.
- Par la pasteurisation. La Flash pasteurisation et la pasteurisation en tunnel sont 2 moyens extrêmement efficaces de stabiliser les produits. La Flash pasteurisation consiste à chauffer le produit à très haute température pendant très peu de temps, tandis que la pasteurisation en tunnel implique que le produit passe dans un équipement spécialement conçu pour chauffer à une température plus basse mais pendant plus longtemps. Ces instruments nécessitent des investissements importants qui sont souvent prohibitifs pour de petites structures. Des analyses microbiologiques sont également nécessaires afin de valider l’efficacité de la pasteurisation.
- Par la filtration. Les produits peuvent être filtrés premièrement sur un filtre à plaque dégrossissant puis deuxièmement grâce à un filtre à cartouche pour effectuer une filtration stérile. Bien que très efficace, des problèmes de colmatage des filtres sont à prévoir si la charge microbienne initiale est très importante ou si le produit est naturellement trouble. Des vérifications sur l’intégrité des filtres doivent être réalisées avant utilisation, ainsi que des analyses microbiologiques sur le produit filtré afin d’évaluer l’efficacité de filtration avant encannage ou embouteillage.
Produire une boisson non-alcoolisée ou à faible taux d’alcool est un pensez-y bien. De nombreux contrôles sont nécessaires tant au niveau des matières premières que du produit fini. Le risque omniprésent des bactéries pathogènes doit être géré par une méthode efficace de stabilisation des produits avant encannage ou embouteillage, et impérativement accompagné par des analyses microbiologiques de contrôle. Les coûts d’acquisition des équipements et des analyses doivent être bien évalués et une étude sérieuse de la rentabilité d’une telle production doit être réalisée. Toutefois, le marché accessible dépasse les frontières. Le jeu en vaut peut-être la chandelle.
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