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L’art au rendez-vous: Opacité et transparence se rencontrent au sein du «Large»

L’art au rendez-vous: Opacité et transparence se rencontrent au sein du «Large»

Dans la chronique «L’art au rendez-vous», notre collaboratrice explore chaque recoin d’une exposition qui a attiré son attention. À travers son expertise de doctorante en communication et commissaire indépendante, elle offre aux lecteurs une immersion par les mots au sein d’un univers artistique, un peu comme si on lui avait donné la main en découvrant l’exposition avec elle. Renata navigue entre les subtilités de l’art contemporain pour nous offrir le plaisir de la lecture et nous inciter à peut-être nous rendre sur les lieux de l’exposition. Ce mois-ci, elle s’immerge au sein de l’univers de l’exposition Le Large à la Galerie AVE.

Peu de mots dans la langue française peuvent avoir un sens plus vaste que le terme large. Les multiples notions comprises dans ce vocable sont également difficiles à préciser: amplitude, vastitude, exploration, immensité. Quand les commissaires Sarah Ève Tousignant et Kaysie Hawke ont lancé un appel à projets pour développer cette thématique tellement indéfinie, elles se sont apprêtées à tout type de surprise. C’était un pari à haut risque, une espèce de mise en abîme envers des possibilités presque infinies. Après tout, qui peut définir le large? Quelles propositions seraient capables d’être aussi pertinentes qu’originales au sein de cet univers? Comment ficeler un terrain cohésif pour parler de quelque chose qui, par définition, n’a pas de limites?

Dans le cadre de Le Large, exposition collective à l’affiche à la Galerie AVE jusqu’au 29 août, il s’agit de parcourir des dualités. Néanmoins, pour établir entre les œuvres le dialogue nécessaire à la ligne conductrice de toute exposition, il a fallu reconnaître que certaines dualités ne sont pas vraiment contradictoires.

Le large , vue d’exposition, Galerie AVE, 2019. Permission de la galerie.

Assumer le sens large des dualismes veut dire que quelques binarités peuvent exister non par opposition, mais par une mise en relation. Et parmi ces correspondances – trouvées entre autres dans la caractéristique numérique de toutes les œuvres, mais aussi dans l’itération d’éléments matériels qui les composent – l’exposition se dévoile à l’appréciation des visiteurs.

Le gigantisme du large se délimite autour des murs de la petite galerie, autour de la matérialité des pièces et de la sobriété de l’espace. Mais le plus impressionnant est que la présence de ces frontières fixes ne compromet pas la fluidité des représentations et des matérialités intégrant cette version du large.

Philip Gagnon, Fabuleux horizons , 2019. Permission de l’artiste et de la Galerie AVE. © Joseph Martorana

Parlons d’abord de transparence. Des éléments translucides traversent toute la salle d’expositions. À l’entrée, l’installation à cartes postales de Philip Gagnon, Fabuleux Horizons (2019), dépeint des coupures de couches d’océan grossièrement déplacées dans le même fond d’écran d’une plage tropicale. Disposées sur un présentoir que le visiteur peut manipuler, les cartes figurent entre des espaces vides du mobilier, laissant le recto et le verso de la photo de chacune visibles en tout temps.

Le même effet se retrouve dans la complexe œuvre Vanguard I (The Five Body Problem), créée en 2018 par Anna Eyler et Nicolas Lapointe. Un cube de Plexiglas de 2m25 de haut sert de soutien pour plusieurs écrans, fils, ventilateurs et circuits électriques connectés en réseau. Encore une fois, rien n’est caché, l’avant et l’arrière de chaque partie de l’œuvre complètement dénudés face à des visiteurs qui circulent par tous les côtés de la structure essayant de comprendre de quoi il s’agit.

Anna Eyler et Nicolas Lapointe, Vanguard I (The Five-Body Problem ), 2018. Permission des artistes et de la Galerie AVE, Montréal.
Philip Gagnon, Fabuleux horizons , vue de la performance, 2019. Permission de l’artiste et de la Galerie AVE.

Néanmoins, le contraste de cette transparence si évidente est exploré en abondance. Chaque emblème cristallin dévoile parallèlement son pair opaque. L’autre déclinaison de l’œuvre de Gagnon, présentée dans une performance lors du vernissage de l’exposition, exigeait que les fenêtres du côté opposé de la galerie soient complètement couvertes pour lui permettre de projeter une vidéo montrant les vagues ondulantes des surfaces d’eau imprimées sur les cartes.

Pour Eyler et Lapointe, l’énergie demandée par les écrans lumineux placés en panoptique est agressivement affichée sur les multiples fils noirs branchés les uns aux autres ainsi que sur les prises de deux murs face à face. Cette nudité absolue où tout peut être montré et où il n’est pas vraiment possible de distinguer ce qui est voulu et ce qui a été une contrainte de l’espace remet directement en question les frontières entre le bon et le mauvais, la planification et la surprise, le caché et le dévoilé. Le large est ainsi renversé et déborde de toutes les sphères des œuvres par un éclatement de leurs dualismes inhérents.

L’auteur caribéen Édouard Glissant lie de manière intéressante les idées d’opacité et de relation. Dans son ouvrage «Poétique de la relation», il conçoit l’opacité comme un droit de garder certaines dimensions de soi qui ne seront jamais totalement compréhensibles à d’autres. C’est seulement au travers de l’établissement d’une relation entre des entités distinctes, il insiste, qu’il est possible de réduire l’opacité, mais jamais en direction d’une transparence totale, puisqu’encore une fois, l’opacité, c’est un droit.

Xuan Ye, I, It’s The , détail, 2017-2018. Permission de l’artiste et de la Galerie AVE, Montréal.

Deux œuvres de l’artiste Xuan Ye complètent Le Large, à nouveau traduit par l’eau, par le translucide, et par la lumière. Dans I, It’s, The (2017 – 2018) et The Spectacles Before Us Were Indeed Sublime (2018), des mots sont ajoutés à une représentation vidéographique parfois très nette et parfois si floue qu’il faut s’approcher de l’œuvre pour comprendre ce qui est écrit.

Xuan Ye, The Spectacles Before Us Were Indeed Sublime (Coda) , 2018. Permission de l’artiste et de la Galerie AVE, Montréal.

Des mots comme escape, évacuation, exploitation émergeant du drapeau d’un navire au milieu de l’océan additionnent le large évoqué par la migration, le colonialisme et la mobilité réduite aussi récurrents dans l’œuvre de Glissant. Le droit à l’opacité, on l’apprend, ne gêne pas le désir de transparence. L’opaque graduel n’est pas à confondre avec une absence totale de netteté.

Les œuvres qui intègrent Le Large entrent en relation de par leurs caractéristiques limitées et réussissent à matérialiser la continuité du large tout en ayant leurs frontières bien définies. Une expérience d’ampleur qui démontre les limites de l’idée même de limite, de contrastes, et de dialogue.

«Le Large» à la galerie AVE – Arts Visuels Émergents

➡️ Jusqu’au 29 août: plus d’infos

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