Pionner de l’information pour les communautés gaies et lesbiennes, le magazine Fugues souffle désormais sa 35e bougie. Le média consultable à la fois en papier et en ligne a contribué activement à diverses luttes afin de promouvoir et d’atteindre la liberté sociétale et légale des personnes LGBTQ+. Aujourd’hui, des combats persistent et Fugues demeure un média essentiel dans le paysage médiatique québécois. Le magazine souhaite continuer d’être le reflet des revendications et des identités de la communauté à qui il s’adresse. Depuis 1994, Yves Lafontaine en est le directeur et rédacteur en chef. Entrevue.
Bonjour Yves. Parlez-nous un peu de l’histoire derrière le magazine Fugues.
Fugues a été créé en avril 1984 par Martin Hamel qui l’a dirigé pendant 18 ans. Martin travaillait pour une autre publication, Attitude, qui venait de cesser sa parution et sur un coup de tête il a décidé de saisir l’occasion et de lancer son propre magazine.
Le magazine est pratiquement né en même temps que le Village et l’apparition du sida. Deux phénomènes qui ont marqué le magazine au point d’en façonner l’identité, du moins pour les deux premières décennies. Dès les premiers numéros, il y avait déjà un souci du bien-être et de la santé. On pouvait y retrouver par exemple des informations sur le sida données par le Dr Réjean Thomas. Il s’est manifesté aussi une ouverture aux organismes communautaires, ouverture qui se fera de plus en plus grande dans les années qui ont suivi. Cette première année de parution a aussi été marquée par la descente de police au bar Bud’s. Et l’équipe de Fugues a vite compris que publier une revue gaie dans un monde homophobe, c’était faire de la politique, qu’on le veuille ou non.
Avec les années, alors que le lectorat a constamment augmenté, Fugues a montré qu’il pouvait s’adapter, évoluer, se montrer amusant ou plus mordant quand il le fallait.
«Fugues a su trouver un équilibre qui lui a permis de traverser le temps et de rester pertinent pour plusieurs générations de personnes LGBTQ+.»
Consciente de son rôle de relais de l’information et de l’importance de soutenir les initiatives rassembleuses au sein de la communauté LGBT, l’équipe de Fugues s’est associée de manière constante à des événements dont le magazine est devenu l’un des partenaires les plus fidèles. C’est ainsi que Fugues est et a été le partenaire de plusieurs organismes et événements de la communauté gaie (puis gaie et lesbienne et maintenant LGBTQ+) québécoise, dont les Outgames mondiaux 2006, Divers/Cité, Fierté Montréal, le Black & Blue, Image+nation (le festival international de films LGBT de Montréal), Équipe Montréal, le GRIS Montréal, Interligne (ex-Gai Écoute), Équipe Montréal, La Fondation Farha, la Chambre de Commerce LGBT du Québec, pour n’en nommer que quelques-uns.
On peut dire qu’entre les suggestions de sorties, les textes de réflexion sur les questions identitaires, la conscientisation à diverses réalités (violence conjugale, santé gaie, la reconnaissance des conjoints, le mariage et l’adoption, etc.), l’actualité communautaire, politique et culturelle, Fugues a su trouver un équilibre qui lui a permis de traverser le temps et de rester pertinent pour plusieurs générations de personnes LGBTQ+.
Comment décririez-vous votre ligne éditoriale?
Nous nous adressons à un lectorat LGBTQ majoritairement masculin, mais où on retrouve toutefois une grande variété d’identités (hommes gais, hommes bisexuels, hommes queer, homme trans, femmes lesbiennes, femmes bisexuelles, femmes trans, personnes non binaires, personnes transgenres, intersexuel.les, etc.).
La ligne éditoriale est donc diversifiée et ciblée. Nous abordons des réalités plus générales qui concernent une grande proportion des personnes LGBTQ et certaines autres plus spécialisées. De la même manière, notre équipe de rédaction — composée de deux permanents et d’une vingtaine de pigistes — est composée de chroniqueurs spécialisés et de journalistes généralistes. Les chroniqueurs sont très libres de leurs choix au niveau des sujets abordés. Pour ce qui est de l’équipe de rédaction, nous nous rassemblons ponctuellement afin de discuter des dossiers et sujets qui mériteraient d’être fouillés ou plus développés.
Depuis ses débuts et au fil des ans, Fugues a soutenu au niveau rédactionnel les grandes revendications des communautés gaies et lesbiennes, а travers ses éditoriaux, ses textes d’opinion et ses reportages, aussi bien dans la reconnaissance des conjugalités que dans la lutte contre l’homophobie ou dans la dénonciation des descentes arbitraires de police. Régulièrement, le magazine ouvre ses pages aux groupes politiques, sociaux, sportifs ou récréatifs et leur a consacré des portraits et reportages.
À quels défis notoires avez-vous du faire face ces 35 dernières années?
Si pendant la première décennie, le principal défi a été d’établir la renommée et l’image de marque de Fugues, en tissant un lien étroit avec ses lecteurs et les commerces qui s’adressaient essentiellement aux hommes gais, le défi de la seconde décennie et par la suite a été celui de s’adresser à un plus grand nombre de lecteur.trices et de séduire des annonceurs ayant des intérêts et des besoins fort différents de ceux qui annonçaient dans le magazine à ses débuts.
Au niveau rédactionnel, il a d’abord et longtemps été difficile d’obtenir des entrevues avec des personnalités. Certaines avaient peur pour leur image, qu’on les identifie comme gai ou lesbienne.
Au cours des dernières années, le défi du magazine a aussi été de conserver sa raison d’être par-delà les luttes pour l’égalité. C’est qu’en 30 ans d’existence, le contexte social a beaucoup évolué. En 1984, des rafles policières visant les homosexuels survenaient encore à l’occasion. La lutte pour faire reconnaître les droits des gais s’inscrivait naturellement dans le mandat de Fugues. Mais à partir du moment où l’orientation sexuelle ne pouvait plus être un motif de discrimination, où on a reconnu les conjoints de fait de même sexe, où l’adoption et le mariage ont été possibles… On s’est retrouvé avec une égalité, vers 2005.
Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus d’injustices, mais légalement, les homosexuels ont maintenant des protections légales. Ainsi, avec les années, le militantisme de Fugues est devenu plus subtil, à l’image de celui de la communauté. On ne parle plus du mariage de la même manière. Si on fait un spécial mariage, on va, par exemple, interviewer des couples qui sont ensemble depuis longtemps ou qui viennent juste de se rencontrer, mais pensent déjà au mariage. Ou on va suggérer des endroits pour se marier, des habits des voyages. On va au-delà du droit au mariage, à moins d’aborder la situation à l’étranger.
Il a également fallu réfléchir à l’espace à accorder au VIH//sida. S’il n’existe toujours pas de remède à cette maladie, les victimes vivent plus longtemps et le virus n’est plus associé au «cancer gai». Au début des années 2000, devant le succès des trithérapies, nous avons eu une réflexion et on a décidé que Fugues continuerait d’en parler de manière régulière, mais un peu différemment. D’abord, parce que 11 à 12% de nos lecteurs sont séropositifs. Ensuite, parce qu’on diversifie le contenu, en l’intégrant à la santé gaie plus globale. Parfois, on s’adresse aux séropositifs, ou aux négatifs, on parle d’une étude, etc. La façon d’en parler a donc évolué, à l’image de la maladie et de la place dans nos vies.
«Nous croyons fermement qu’à court et moyen terme, le seul modèle d’affaires viable combine à la fois une version imprimée et numérique.»
Alors que le virage numérique a eu raison de beaucoup de magazines, pourquoi avoir choisi de continuer la revue imprimée?
Le virage numérique, nous l’avons entamé il y a déjà 21 ans. Aujourd’hui, à la fois via notre édition imprimée et via les exemplaires numériques, environ 300 000 personnes majoritairement LGBTQ nous lisent chaque mois, en quête d’une information indépendante avec un regard différent des médias généralistes. De ces 300 000 lecteurs, près des deux tiers consultent une version imprimée et le tiers restant consulte une version PDF ou numérisée (via Fugues.com, ISSUU.com, PRESSReader.com ou Biblimags.ca) du magazine.
À l’ère des réseaux sociaux, certain.es le font pour obtenir de l’information sur l’actualité communautaire, politique, sociale, culturelle, d’une source fiable et crédible. D’autres nous consultent pour nos suggestions de sorties ou de commerces ou de services à découvrir. Tous et toutes le font parce qu’ils et elles ont confiance en nous et savent que nous avons à cœur le bien être et le développement des communautés de la diversité sexuelle et de genre.
L’information est de plus en plus accessible sur le web ou les réseaux sociaux, mais il faut faire attention, quand on propose que du numérique. Actuellement, il y a très peu de média 100% numérique qui font réellement de l’argent, qui peuvent payer tous les collaborateurs et tous les frais afférents à la production d’un site web, parce que Facebook, Instagram et Google contrôlent ou accaparent actuellement plus de 75% des revenus publicitaires du web. À moins de nous adresser à une clientèle très jeune et/ou très pointue, nous croyons fermement qu’à court et moyen terme, le seul modèle d’affaires viable combine à la fois une version imprimée et numérique. D’autant plus qu’une part importante de notre lectorat exprime régulièrement le désir de nous lire sous forme imprimée. Alors, tant que ce sera économiquement rentable d’offrir la version imprimée, nous le ferons.
Aujourd’hui, comment entrevoyez-vous l’évolution du magazine?
L’un des défis est de rester pertinent à l’ère des réseaux sociaux où tout le monde s’exprime et donne son opinion sur tout et rien. Il faut constamment s’assurer de bien doser notre présence partout et de prendre les opportunités au vol quand elles se présentent.
Dans les prochaines années, le magazine misera sans doute encore plus sur la technologie pour se développer, en améliorant son site internet ou en faisant des alliances comme Fugues le fait avec Apple News depuis mars dernier. Il n’est pas dans les plans de mettre la version papier de côté. Au Fugues, la technologie, à l’instar du contenu, cherche à s’adapter à son époque, sans laisser personne de la communauté de côté.