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Où en est la réalité virtuelle dans le monde de l’art?

Où en est la réalité virtuelle dans le monde de l’art?

La première version grand public du casque de réalité virtuelle (RV) Oculus Rift – un périphérique d’affichage permettant de visualiser et de naviguer dans des environnements générés par ordinateur, ou «virtuels» – date d’il y a bientôt 3 ans. Quelques semaines après sa sortie, il était déjà possible de découvrir des œuvres d’art utilisant cette technologie. On peut citer notamment View of Pariser Platz de Jon Rafman, présenté à la neuvième édition de la Biennale de Berlin en 2016. Cette expérience vertigineuse de 3min proposait aux participants de marcher autour d’une simulation du balcon du cinquième étage de l’Akademie der Künste, avant d’être plongés dans un monde sous-marin dystopique rempli d’animaux carnivores.

Rafman est dès lors devenu une sorte de porte-parole d’une génération de jeunes artistes qui ont commencé à expérimenter la réalité virtuelle. Ils apprennent souvent seuls comment utiliser un logiciel de programmation pour créer leurs simulations. Citons, entre autres, Jacolby Satterwhite, Rachel Rossin et Lawrence Lek. Nombre de ces artistes travaillaient déjà avec les nouveaux médias pour explorer les questions de l’existence humaine à l’ère dite «numérique». Après avoir déjà oeuvré avec des applications telles que Google Street View et Second Life, Rafman a décrit la progression de la réalité virtuelle comme étant «la prochaine étape logique».

Un petit nombre de groupes et d’institutions connus pour leur intérêt particulier pour l’art des nouveaux médias – tels que DIS, le collectif qui a organisé la Biennale de Berlin en 2016, et le New Museum, dont l’incubateur d’art et de technologie NEW INC a nommé Rossin son premier boursier en réalité virtuelle en 2015 – soutient et expose ce travail depuis ses balbutiements. Mais au-delà du domaine de ce que l’on qualifie souvent d’art «post-internet», l’impact de la réalité virtuelle sur l’art reste faible.

Pourtant, au cours de l’année 2018, un changement s’est opéré. Des ateliers et des forums autour de la réalité virtuelle dans l’art se développent. En juillet, un directeur de musée, Daniel Birnbaum du Moderna Museet de Stockholm, démissionne pour assumer la direction d’une jeune organisation nommée Acute Art. «Je voulais me surprendre», a déclaré Birnbaum à propos de sa décision de rejoindre la société de production, qui collabore avec des artistes pour créer des œuvres utilisant la réalité virtuelle et des technologies associées telles que la réalité augmentée et les vidéos à 360 degrés.

Fondée en 2017, Acute Art a déjà travaillé sur des projets avec des artistes de premier plan, notamment Anish Kapoor, Marina Abramović et Olafur Eliasson. Également en 2017, la société de technologie HTC Vive, l’un des principaux concurrents d’Oculus, a lancé Vive Arts, un programme de plusieurs millions de dollars destiné à financer et à soutenir l’utilisation de la réalité virtuelle dans les arts.

De nombreuses institutions allant du National Palace Museum de Taipei à la Royal Academy of Arts de Londres accueillent artistes et étudiants pour y exposer des travaux réalisés avec Tilt Brush, un outil de réalité virtuelle lancé par Google en 2016. La vue de quelqu’un dans une galerie ou à une foire d’art, portant un gros casque et regardant dans un monde invisible, ne perdra jamais son côté comique – mais c’est certainement une image bien moins étrangère maintenant qu’elle ne l’était auparavant.

Cela fait longtemps que les agences gouvernementales et l’industrie des jeux développent les possibilités de la RV. Des formations de chirurgien, aux salles de poker qui expérimentent sans limites, les champs d’utilisation de la RV sont presque infinis. Mais en raison de l’absence d’un produit de consommation commercialement viable pendant de nombreuses années, la plupart des artistes n’y avaient pas accès. Une des raisons fréquemment invoquées pour expliquer ce retard de plusieurs décennies dans l’entrée réussie de cette technologie est qu’elle n’était pas capable de répondre aux attentes de vraisemblance invoquées par le mot «réalité».

En utilisant un dispositif d’affichage en RV ultra-haute définition, les téléspectateurs ne sont pas forcés de croire qu’ils sont à un autre endroit, mais des sensations très réelles peuvent être générées : émerveillement, angoisse et terreur, ainsi que des sentiments physiques comme la nausée appelée «maladie de la réalité virtuelle», déclenchée par la perception du mouvement par le cerveau.

Pendant ce temps, les progrès technologiques continuent d’éradiquer les frontières entre réalité virtuelle et réalité physique: les casques sans fil permettent désormais aux utilisateurs de parcourir leurs environnements beaucoup plus librement, tandis que les systèmes multi-utilisateurs peuvent faciliter les expériences sociales au sein des mondes en RV auparavant insulaires.

Photo par Zenka/CC BY 2.0. Extrait de l’ Exposition Art of Dying (The Laundry, San Francisco). L’exposition présentait des œuvres en réalité virtuelle et augmentée venant du monde entier.[/caption]

Une attitude similaire a été adoptée dans le secteur des musées: la réalité virtuelle est souvent présentée comme ce don merveilleux et mystérieux susceptible de transformer l’expérience de visite, en facilitant notamment l’accès et l’engagement des publics plus jeunes ou éloignés. En matière d’art, la notion d’utilité est moins pertinente: l’autonomie de l’art au sein de l’ordre social est généralement considérée comme une nécessité morale autant que philosophique. Pourquoi, alors, incite-t-on autant les artistes à explorer la réalité virtuelle à travers d’importants programmes tels que HTC Vive ou, chez Google, des résidences d’artistes au cours desquelles les ingénieurs de Tilt Brush enseignent aux artistes comment utiliser le logiciel?

Victoria Chang, directrice de Vive Arts, elle reconnaît vouloir développer l’ensemble de l’écosystème de la réalité virtuelle, autrement dit cultiver les consommateurs de réalité virtuelle au-delà du secteur de niche du jeu qui est actuellement son marché principal. Elle explique: «Je suis tout à fait sûre qu’une technologie aussi intéressante sur le plan visuel sera explorée, et je pense que c’est une chose inévitable, tout comme la photographie a été explorée, et le film et la vidéo – c’est la prochaine percée technologique.» En établissant des liens avec d’autres médias, de la peinture à la vidéo, les défenseurs peuvent habilement positionner la réalité virtuelle au sein d’une tradition historique de l’art tout en la présentant comme une innovation radicale qui pourrait offrir des possibilités inédites à ses praticiens.

Cette perspective est soutenue par des travaux de RV tels que Rising d’Abramović, qui s’appuie sur son intérêt de longue date pour la relation entre l’artiste et le public. Un avatar de l’artiste est suspendu dans un réservoir d’eau rapidement rempli, les mains pressées contre un mur de verre. Lorsque le spectateur lève la main pour rencontrer celle d’Abramović, le mur s’effondre et ils sont transportés dans un paysage marin arctique entouré de calottes polaires en fusion. Le spectateur est ensuite invité à s’engager en faveur de l’environnement et l’avatar Abramović est sauvé de la noyade. Abramović explique à propos du projet dans une vidéo en coulisse: «J’espère explorer les questions [de savoir si] un jeu immersif augmentera l’empathie pour les victimes actuelles et futures du changement climatique et en quoi cette expérience affectera les joueurs». D’une manière générale, ce type d’approche s’inscrit dans l’optimisme technologique, selon lequel les nouvelles technologies amélioreront en définitive l’avenir de l’humanité.

Au cours des dernières années, de nombreuses autres œuvres ont été réalisées à l’aide de la réalité virtuelle, certaines techniquement expérimentales, d’autres plus ambitieuses sur le plan philosophique, qui sont bien loin des expériences spectaculaires que l’on pourrait attendre du médium. Grâce à son utilisation, ces oeuvres permettent de se familiariser à la technologie, en créant un espace où elle peut être cernée plus clairement. Mais l’expérimentation artistique de la RV dans l’art se trouve aussi, sûrement, dans la capacité des artistes à travailler dans une direction différente de celle de la technologie qu’ils utilisent, de sorte que celle-ci devienne non seulement l’outil, mais également le sujet d’une enquête pratique sur sa nature fondamentale. Pourtant, alors même que les artistes s’opposent à la séduction du virtuel, la réalité virtuelle est de plus en plus omniprésente – en partie grâce à son intégration dans la sphère culturelle. La RV est peut-être un cadeau, mais il reste à savoir ce que nous pouvons gagner de cette découverte.

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