Elizabeth Bigras-Ouimet nous indique d’emblée qu’elle ne se souvient plus exactement comment cela a commencé tant il s’agissait de commentaires sournois. «Au départ, ce sont des situations banales, des mésententes, tu te dis que l’autre personne était peut-être fatiguée, qu’elle n’a pas conscience de son comportement envers toi, se souvient-elle. Que c’est sûrement toi qui capotes pour pas grand-chose, que tu t’en fais pour rien!» Toutefois, ces situations se succèdent sans qu’elle les comprenne et le sentiment d’injustice ressentie par la victime ne désemplit pas.
Un an après être arrivée dans la librairie, sa patronne commence à émettre de plus en plus de remarques problématiques. «C’était toujours dans son bureau ou lorsque nous étions seules, indique-t-elle. Elle me disait que j’étais une employée à problèmes […] soulignait mes erreurs, me demandait de changer sans cesse, expliquait que j’étais trop ci ou ça avec les clients, que je devais être moins expressive et dynamique, etc.» Elizabeth avait beau s’investir intensément dans ses tâches, sa supérieure avait toujours une remarque à énoncer concernant sa façon d’être.
Des commentaires banals et troublants
De plus, Élizabeth insiste beaucoup sur le fait qu’il s’agissait toujours de commentaires «très peu constructifs et anodins» concernant des situations qu’elle qualifie même de «niaiseuses». C’est parce que ces nombreuses petites attaques semblaient anodines qu’elle pensait prendre les choses trop à cœur. Mais c’est justement parce que celles-ci semblaient banales que leur répétition ont commencé à la dérouter et à lui causer sérieusement du tord. «Il ne faut pas croire que le harcèlement n’est qu’abus de pouvoir. Ça se passe dans le moindre commentaire, dans la moindre action.»
Elle commence ainsi à éviter de se retrouver seule à seule avec sa patronne. «Elle en profitait toujours pour me dire des choses qui ternissaient mon travail de la journée.» Le comble, c’est que cette dernière la félicitait une fois devant les autres employés. «Son énergie m’isolait de tout bonheur à travailler», lâche-t-elle, en se remémorant cet épisode traumatique.
La tendance est bien souvent d’atténuer la gravité de ce genre d’agissements et paroles et de ne pas les prendre au sérieux. «Bien des personnes qui liront ce texte penseront que j’ai peut-être couru après, que je veux attirer l’attention, ou encore, que j’exagère la chose», déplore-t-elle.
Quand le corps se rend compte de la souffrance psychologique
Nombreuses sont les fois où Élizabeth s’est crue folle et paranoïaque. Mais elle commence doucement à déceler des signes de dépression chez ses collègues et s’y reconnaît. «On ne se parlait pas de nos malaises entre nous, croyant qu’on avait probablement tort chacun de notre côté. Mais il y a eu un boom dans le personnel: tous les temps pleins sont partis.»
Quant à elle, c’est son corps qui la rattrape et, sévèrement blessée au dos, elle se retrouve en arrêt de travail pendant un an. «Je suivais des cours de 8h à 16h chaque jour avec la CSST pour arriver à débloquer mon dos. Mais mon mental était bloqué aussi alors rien n’évoluait dans ma santé», analyse-t-elle.
À son retour au travail, sa supérieure semble d’abord démontrer de l’empathie pendant quelque temps. Toutefois, elle commence à mettre en doute l’honnêteté d’Elizabeth qui présente alors pour se justifier des preuves médicales concernant ses deux hernies discales. «J’avoue que plus je stressais avec le désir de performer au travail, plus mon dos bloquait et plus je devenais la victime parfaite pour ma patronne, se rappelle l’ancienne libraire. Elle connaissait très bien ma vulnérabilité et ses réflexions devenaient de plus en plus illogiques.» Elizabeth reconnait alors qu’il en est assez.
Partir et changer de cap pour se préserver
Elle admet s’être rendu compte de la problématique du harcèlement et de ses nombreuses répercussions sur sa santé relativement tard. Si elle explique qu’elle aimait énormément sa profession ainsi que ses collègues, être en permanence aux côtés de sa patronne n’était plus envisageable. «Je me suis donc protégée en retournant aux études à 31 ans!»
Si elle confie ne pas avoir fait de grave dépression à la suite de ces années de harcèlement, elle souligne qu’elle se trouvait cependant dans un «état émotif lamentable», en plus de détenir une personnalité hypersensible qui fait d’elle une personne aux émotions très vives.
Sa patronne sera finalement renvoyée au bout d’une vingtaine d’années de services et Elizabeth Bigras-Ouimet ne portera jamais plainte contre elle. «Sincèrement, je trouvais qu’elle n’en valait pas la peine, et que, considérant l’attitude des ressources humaines envers l’une de mes collègues qui a demandé leur soutien envers le harcèlement de notre patronne, je devais mettre mes énergies ailleurs.»
Aujourd’hui, elle tente d’ironiser et pense aux conséquences positives de cette situation en remerciant mentalement sa harceleuse de lui avoir porté préjudice: «Grâce à elle, je pratique le plus beau métier du monde depuis trois ans!» Présentement, Élizabeth œuvre en tant qu’intervenante sociale au sein d’un organisme communautaire à temps plein, en plus d’être investie à temps partiel auprès de personnes atteintes de déficiences intellectuelles.
Une blessure qui laisse ses marques
Le harcèlement psychologique, surtout s’il est éprouvé des années durant, s’ancre néanmoins dans les angoisses quotidiennes et suit ses victimes au-delà des frontières d’un simple lieu de travail. Encore aujourd’hui, elle se dit sur la défensive lorsqu’un supérieur souhaite lui parler seul à seul, même si elle n’est plus harcelée. «Ça m’a pris deux ans avant de comprendre que je pouvais demeurer moi-même dans un emploi et aimer travailler. J’avais inconsciemment intégré des schémas négatifs comme quoi je n’étais pas une bonne employée, que j’étais un problème, que je devais changer…»
Au travail, le harcèlement est insidieux. La relation de hiérarchie venant souvent brouiller les pistes entre ce qui est acceptable de ce qui devient irrespectueux et malsain, les victimes se sentent isolées, ont peur de briser le silence, et évidemment, de perdre leur emploi. L’ancienne libraire nous indique qu’elle a perdu énormément de temps à essayer de tout remettre en question, de comprendre sa patronne et à se dévaloriser.
Elle dégage quelques pistes de solutions, même si elle demeure consciente de la difficulté que cela représente de briser un tel cercle vicieux: «Lire le livre “Le harcèlement moral” de l’auteure Marie-France Hirigoyen et aller chercher une opinion neutre chez un professionnel.» Mais surtout, oser en parler avant que la situation et l’état psychologique n’empirent.