L’omniprésence du Web a radicalement changé la façon dont nous faisons les choses les plus élémentaires. À une époque où même les appareils de cuisine se connectent au Web et les téléphones portables ont plus de mémoire et de puissance de traitement des données qu’un PC d’il y a 5 ans, les communautés artistiques et entrepreneurs créatifs se livrent à la remise en question du statu quo.
Les 10 dernières années ont amené un nombre croissant de nouvelles communautés de galeries et d’artistes à tenter de capitaliser sur cette prolifération et d’infuser de dynamisme un monde de l’art autrement statique. Ils sont situés partout dans le monde (même si la densité est plus grande aux États-Unis et en Europe) et servent un marché de niche.
Majoritairement composé de galeries d’artistes autogérés généralement formées par de nouveaux diplômés des écoles d’art, on y retrouve également des entrepreneurs chevronnés tels que 20×200, Society6, ArtStar, Art.com et de gros joueurs tels que eBay (oui, oui, on peut y acheter la canne de soupe tomate de Warhol et celle de Campbell’s en une simple transaction) et Sotheby’s, maison de ventes aux enchères d’art d’origine anglaise.
Cette structure ne reste pas sans défi, car le processus de validation est très différent de celui d’une galerie dans laquelle les propriétaires travaillent à placer l’art dans les musées parmi les collections importantes comme un moyen d’augmenter sa valeur. Dans le cas des sites, la valeur d’une œuvre est largement affectée par le capital social et l’effort mis en place pour susciter l’intérêt de la communauté d’internautes souvent confrontée à une industrie fragmentée. Le commissariat dans cette instance est un moyen clé de mise en valeur du goût et de la connaissance, d’accompagnement et de mise en confiance du consommateur, qualités essentielles à la réussite.
C’est à l’été 2012 que The Print Atelier, compagnie québécoise, fait sont entrée de jeu. L’objectif bien que simple a priori, reste audacieux: offrir une plateforme de mise en valeur du travail d’artistes photographes d’ici et d’ailleurs. Ce projet naît de la vision de la photographe de renom Maude Arsenault, grande collectionneuse d’œuvres photographiques, qui y tient le rôle de galeriste, commissaire et chef d’entreprise.
Baron rencontre The Print Atelier pour jaser affaires, inspiration et stratégies:
D’où est venue l’inspiration pour le projet de galerie d’art en ligne The Print Atelier?
Je suis photographe depuis longtemps et souvent les gens me demandaient d’acheter des prints de mon travail et moi-même je collectionne la photographie depuis plusieurs années. À un moment donné, j’ai eu un flash et je me suis dit: «Pourquoi ne pas faire une proposition des artistes que j’aime, de mon travail plus artistique?». J’ai quand même une vie occupée donc je ne voulais pas avoir une vraie galerie avec pignon sur rue. En même temps, je voulais rejoindre un public à l’international parce que pour moi, c’est évident que la photographie d’art n’est pas un marché très développé au Québec ni au Canada. C’est très pointu et il n’y a pas tant de monde qui achète de la photographie d’art, encore moins en ligne. Pour l’instant, j’ai décidé de faire un petit regroupement d’artistes et de monter ce projet.
Ton approche et ta stratégie de promotion axées sur la vente web directe et les médias sociaux s’apparentent plus à celles déployées par le milieu de la mode que celles de galeries ou de musées. Bien que le contenu soit artistique, venir du milieu commercial rend-t-il le défi plus grand?
C’est certain que que je réalise qu’il y a deux mondes: le monde de la photographie commerciale et le monde de la photo d’art. Dans le monde de la photo d’art, il a de la variété mais c’est souvent plutôt loin du monde de la mode. J’ai toujours trouvé qu’il y avait des images magnifiques qui se produisaient et, malheureusement, ces dernières ne vivaient pas. Ça vit le temps d’un numéro, ça vit si tu gardes un magazine en archive mais ça ne vit pas plus que ça. Il y a également parfois des photographes qui vont produire des livres.
Il y avait un genre de frustration de ma part. Un photographe de mode n’est souvent pas reconnu comme un artiste. Comme photographe, je me suis souvent dis que j’aimerais faire des expos mais tu ne peux pas vraiment aller chercher une galerie. Une galerie va dire que tu n’es pas sérieuse parce que tu es une photographe commerciale, parce que tu vends ton travail dans le but de vendre des campagnes publicitaires. Donc, tu n’es pas reconnue comme une artiste mais le talent est là. Je trouvais qu’il y avait un moyen de changer ça et d’amener des photographes que j’aime comme Richard Bernardin qui a un style vraiment propre à lui, qui a fait plein d’expos mais qui n’est pas vraiment un artiste «pur et dur» du monde de l’art contemporain.
The Print Atelier a paru dans le magazine de design et d’architecture Dell récemment. Le projet semble être bien accueilli dans le milieu du design, milieu plus ouvert à ce genre de transdisciplinarité…
Oui, mais c’est un marché qui n’existe pas vraiment encore. Il y a plusieurs galeries en ligne qui vendent de la photo, mais celle-ci provient de photographes artistiques ou d’artistes reconnus. Il n’y a pas vraiment ce créneau de photographie plus mode. Si l’on regarde l’ensemble des collectifs d’artistes, ce n’est pas vraiment de la photo mode mais elle s’en inspire. C’est certain que c’est connexe au monde de la mode. On ne va pas nécessairement continuer à se développer uniquement dans ce sens-là. On a une dizaine d’artistes qui pourront s’ajouter éventuellement au collectif. Le défi maintenant est d’aller chercher des artistes plus reconnus, plus internationaux.
Mais comment vendre des prints via le Web? C’est un gros défi, même pour les galeries traditionnelles avec des œuvres au mur?
C’est en effet un gros défi, parce que la réalité, c’est qu’on veut vendre des prints physiques. Il n’y a rien de mieux pour vendre un print que de le voir réellement. Même si l’image est forte sur un écran, ça ne se transpose pas aussi fortement que lorsque tu vois l’œuvre imprimée. Le défi est vraiment grand. Ça prendra éventuellement beaucoup de lieux ou d’expositions physiques. On aura des galeries éphémères, pour amener les gens à vivre l’expérience de l’imprimé. Pour le moment, étant donné qu’on n’a pas encore réalisé beaucoup de ces évènements et qu’on ne fait que commencer, notre clientèle se doit d’être des gens qui aiment et connaissent la photo et qui ont une certaine expérience.
C’est comme une personne qui achète sa première maison. Ça prend une vision pour se dire: «Ok, ça va être beau. Ça va marcher là, je l’achète la maison. Ça a l’air de rien, mais dans trois mois une fois rénové, ça va être beau». Ça prend cette vision-là pour pouvoir acheter en ligne.
Votre gamme de prix penche plus vers l’art accessible et non l’art abordable qui, par cette approche, promeut la soi-disant «démocratisation» de celle-ci. Comment rester compétitif comparativement aux gros sites américains ou anglais?
On s’est positionné entre les deux. On est en train d’y réfléchir par contre. Comme on commence, il y aura une évolution à tout ça. Je me suis beaucoup inspirée de 20×200, c’est probablement une des plus grosses compagnies et celle qui fonctionne le milieu. Le marché de l’art en ligne a vraiment pris son essor avec des galeries comme Society6, en Europe Lumas et Yellow Korner. Toutes ces galeries-là fonctionnent super bien, mais c’est vraiment une clientèle très ciblée qui provient de New York, Londres, de la France et qui se retrouvent donc dans de grandes villes. Il s’agit par contre d’une petite quantité de gens, plutôt des collectionneurs et des «tripeux» de design et d’art.
Pour des questions de production, comme on est petit pour l’instant et qu’on ne fait pas l’impression nous-même, on n’est pas encore en mesure d’offrir une gamme aussi abordable. On ne le spécifie peut-être pas assez clairement sur le site mais nos impressions sont vraiment produites sur du papier d’archive de qualité muséale. On a choisi la top qualité au monde. Ce sont des œuvres qui nous coûtent très cher à produire. On est dans la production d’œuvres limitée. Il faut être sensible à ça pour être intéressé au produit. C’est certain qu’il y a d’autres options sur le Web qui offrent des choses similaires mais après, une image reste une image. Il faut aimer. C’est comme deux mêmes chandails que tu peux trouver à des prix différents. Il y a la qualité et la valeur de l’œuvre en tant que telle. On n’est pas encore prêt à compétitionner avec des galeries comme 20×200 ou d’autres qui offrent des images en éditions presque illimitées.
Est-ce qu’avoir ces compagnies sur le marché vous rend un peu service?
Définitivement oui, parce que ça change la mentalité d’achat en ligne. Ça amène de l’ouverture. C’est vraiment quelque chose à développer. C’est intéressant, comme je suis Québécoise et que mes contacts sont au Québec et au Canada aussi; on a observé que tout le trafic depuis le lancement du site est majoritairement québécois à 85%.
Est-ce que les achats suivent cette tendance?
Non et c’est ça qui est intéressant. Pour 5% des visiteurs, qui viennent du territoire américain, c’est là qu’on a fait nos ventes. On avait beaucoup concentré nos efforts de développement sur les marchés canadien et américain. Le marché européen est tout à développer mais pour le moment, je te dirais que nos efforts de marketing vont aller dans le sens des États-Unis. Parce que même si j’espère que les marchés canadien et québécois vont se développer, ce n’est pas nécessairement ici que les gens sont encore prêts.
Côté confiance et habitudes d’achat en ligne, il y a vraiment un manque à gagner au Québec. Ce n’est pas dans nos mœurs. Est-ce un gros défi?
C’est certain que c’est décevant et frustrant. Dès le début du projet, quand j’en parlais, tout le monde me disait: «Ah, c’est bien excitant! Dis-le moi quand ce sera prêt. Je veux acheter, je veux acheter!». Bon, il y a peut-être d’autres éléments en jeu aussi. On va travailler sur l’offre avec une plus grande quantité d’œuvres et plus d’artistes aussi. Tout le monde est fasciné, intrigué, intéressé. Il y a une réaction ultra positive, mais de là à faire l’achat, pour l’instant, ça c’est pas encore produit au Québec.
J’ai l’impression que c’est une question de peur du risque. J’ai une mentalité un peu plus entrepreneure donc qui a moins peur du risque. Je n’ai pas besoin de toujours avoir de la sécurité et du confort dans tout ce que je fais. Je remarque que tous mes amis et tous les gens près de moi disent:
— Ah, il est beau ton maillot de bain…
— Ben là, je l’ai acheté en ligne!
— Hein? J’achèterais jamais un maillot de bain en ligne!
Présentement, je suis enceinte. Je m’achète des vêtements de maternité qui proviennent de l’Australie parce que je ne trouve pas ce que je veux ici. Pour moi, le monde, c’est une seule chose, c’est global. Ce n’est pas une chose encore répandue chez les Québécois. Même mes amis proches n’achètent pas en ligne. Les gens sont très réseaux sociaux et tout ça mais de là à s’impliquer financièrement les stresse.
La transition de Maude Arsenault photographe à Maude Arsenault commissaire-chef d’entreprise se vit comment?
C’est sûr et certain que ça a changé les choses. Comme photographe, toute ma vie, j’étais juste dans la création. Un business quand même, surtout si tu n’as pas d’agent et que tu dois faire des devis et vendre…mais ça reste très répétitif. C’est toujours la même affaire. On t’appelle pour un job, tu fais un devis, tu négocies, tu l’as ou tu ne l’as pas, tu fais ton job et puis that’s it. Cette fois, je ne m’attendais pas à ça. J’ai parti ce projet-là comme un projet à côté et ça a pris plus d’ampleur et c’était plus gros que je l’avais imaginé. J’ai appris sur tout l’ensemble, de la gestion d’équipe à faire des choix. Il faut choisir un design, un packaging. Il y a les lois, comment gérer ses politiques de retour, les avocats, les contrats avec les artistes. Il faut décider de choses auxquelles il faut réfléchir avant. Le shopping, toute la promo, le monde des réseaux sociaux, du Web… Ça a été un certificat en marketing et développement d’affaires intensif depuis un an!