Lancé en octobre 2018, le magazine Bienséance est une réaction au manque d’attention et d’information portées à la «slow fashion», une mode qui se veut aussi tendance qu’éthique et respectueuse. Épurée et soignée, la revue menée par Mathilde Charbonneau, Marielle Villeneuve et Leah Legault offre du beau pour les yeux tout en prodiguant des conseils utiles pour un rapport plus sain et durable à la mode. Entre guide pour néophytes et publication élégante, Bienséance ne ressemble en rien aux revues de mode traditionnelles.
Bienséance c’est d’abord un blogue qui traite de plusieurs aspects de la mode éthique ainsi qu’une plateforme d’organisation d’événements pop-up qui mettent en avant des designers locaux et leurs produits.
Les trois entrepreneures ont souhaité ensuite migrer cet automne vers l’imprimé afin de souligner davantage leur mission: inviter le public à «magasiner mieux», à opter pour des tendances écoresponsables. Dans le cadre de notre dossier sur l’achat local, nous avons rencontré les fondatrices du magazine qui nous parlent du projet et de ses aspirations à la fois minimalistes, respectueuses et inclusives.
Bonjour mesdames! Parlez-moi un peu de l’impulsion derrière Bienséance…
Bienséance est issu d’une frustration envers l’industrie de la mode. En tant qu’acheteuses compulsives, nous sommes devenues obsédées avec les marques, les tendances du moment, les designers et les matériaux luxueux. Nous achetions des marques de fast fashion en se disant qu’elles servaient les consommateurs aux moyens plus modestes et leur permettaient de se sentir bien en payant moins cher. Cela permettait de réduire l’apparence d’écart entre les classes sociales en offrant des morceaux tendance au prix qu’on trouve dans une friperie.
Bien que cela reste vrai, l’industrie de la fast fashion s’est transformé en quelque chose de pervers. Nous achetons des vêtements de façon aussi nonchalante que nous achetons un café, et parfois pour le même prix. Nous amassons des vêtements que nous ne portons pas et jetons en nous disant que nous les avons seulement payés 9$ de toute façon.
Décidées à réduire notre consommation et à investir notre argent dans des morceaux qui durent dans le temps, nous nous sommes mises à le recherche de marques locales et durables. Nous avons découvert un univers où les styles sont contemporains, les tissus sont de qualités et les prix très semblables à ce que nous avions habitude de payer pour des marques de moyenne/haut de gamme. Plusieurs de ces vêtements et accessoires sont faits de matériaux écoresponsables, organiques, vegan, recyclés, ou teints à la main. Et le seul problème avec la slow fashion, c’est qu’elle est méconnue.
La mission de Bienséance est donc de faire découvrir aux Québécois-es qu’il y a des meilleures façons de magasiner et qu’il existe beaucoup de marques indépendantes qui créent des vêtements et accessoires de qualité de manière éthique… Et souvent à des prix compétitifs!
En plus de votre présence sur le web, pourquoi avoir décidé de créer un magazine imprimé?
Le magazine papier nous est venu à l’esprit lorsqu’on s’est rendu compte que le monde des blogueurs et influenceurs de mode en ligne et sur les réseaux sociaux était complètement saturé. Les consommateurs savent que beaucoup d’influenceurs sont payés pour leurs posts et que c’est rare d’avoir des opinions authentiques sur la mode sur les réseaux sociaux. On croit que les consommateurs commencent à se rendre compte que ce qu’ils regardent sont des publicités et qu’ils veulent quelque chose de plus authentique. C’est l’un des avantages de l’imprimé, on partage notre message avec ceux qui sont vraiment intéressés. Ce sont les clients qui achètent notre message/payent pour notre travail et non des marques.
De plus, on ne croit pas que les médias papier soient en voie de disparition. Les gens aiment toujours s’asseoir avec un journal ou une revue parce que ça leur donne l’opportunité de se déconnecter (de l’ordinateur et du cellulaire). C’est difficile de lire un blogue et d’ignorer ses textos, courriels, notifications, etc. On croit plutôt que si les gens délaissent les impressions, c’est parce qu’ils en ont assez de payer pour trop de publicités et pas assez de contenu, ce qui n’est pas notre cas.
En effet, Bienséance se revendique clairement contre l’industrie de consommation de masse de la mode…
On veut vraiment promouvoir l’idée de qualité > quantité. Un produit unique, de qualité, d’un designer local, fabriqué de façon éthique et écologique vaut vraiment plus que dix produits de fast fashion. Malheureusement, la fast fashion pousse les gens à penser que les vêtements sont des produits à usage unique et facilement jetables; c’est cette façon de penser qu’on veut changer.
Notre premier numéro est presque comme un guide pour débutants à la mode durable. On y trouve des articles sur l’industrie de la mode et sur ce qu’on peut faire en tant qu’individu pour mieux acheter et faire en sorte que nos achats durent plus longtemps. On y présente aussi des entrepreneurs émergents dont le modèle d’affaires est orienté vers la durabilité ou les espaces/événements progressistes qui portent des vêtements de designers locaux de la relève.
À ce sujet-là, de quelle manière avez-vous sélectionné les personnalités et les designers mis en valeur dans ce premier numéro?
Notre liste de critères pour les designers est la suivante:
– Fait local (au Canada/Québec)
– Matériaux écologiques/écoresponsables (bio, chanvre, lin, synthétiques recyclés, tencel)
– Matériels faits localement
– Matériels achetés chez des fournisseurs éthiques
– Materiels recyclés (vintage, deadstock)
– Teintures à faible impact écologique
– Véganes (sans laine, soie, cuir, plume)
– Tailles inclusives ou option sur mesure
Évidemment, c’est presque impossible d’adhérer à tous ces critères! Alors nous en recherchons au moins un parmi la liste pour que la marque soit éligible. Pour le premier numéro, nous avons mis beaucoup d’importance sur le «fait local».
Pour ce qui en est des personnalités, nous avons choisi des entrepreneures que nous trouvons vraiment inspirantes et qui font une différence positive dans leurs communautés respectives.
Bienséance ne ressemble pas vraiment aux autres publications fashion! Toutefois, quels sont les «codes» du magazine classique de mode que vous avez conservé… Et ceux que vous rejetez?
Ce qui était le plus important à conserver était la découverte de produits. On voulait que ça reste un magazine de mode et non que ça devienne une brochure éducative sur la mode durable. Le but était de créer un magazine de mode accessible, mais sans fast fashion. On a fait le styling, les arrangements de produits et la mise en page pour que lecteur ait envie de découvrir. Le magazine se lit relativement rapidement, c’est très visuel. On a gardé l’idée de personnalités qui portent les vêtements, de la même façon qu’un magazine de mode traditionnel présente des vêtements sur une célébrité. On a rejeté l’aspect de «vente» d’un magazine classique, alors on n’a pas inclus de prix à côté des produits ou de publicités entre les articles.
On veut que chaque numéro de Bienséance soit pertinent à long terme (comme les vêtements que l’on y retrouve à l’intérieur!) et on continuera à le vendre même après que le prochain numéro soit sorti, alors on a évité d’y inclure des informations sujettes au changement à court terme, comme les prix.
Côté diversité, il n’y a vraiment pas d’excuses pour le manque de diversité dans les médias. En tant que jeunes femmes cisgenres, blanches et québécoises, c’était vraiment important pour nous de faire attention à notre privilège et que des personnes de milieux et d’origines différentes soient représentées. Dans le futur, on va travailler pour avoir une meilleure diversité de tailles et de genres.
Quelle est votre définition du slow fashion, et quelles pistes de solutions dégagez-vous afin de sensibiliser le public amateur de mode?
Le slow fashion est l’antithèse du fast fashion. C’est la mode qu’on n’a pas l’intention de jeter, qu’on envisage porter pendant plusieurs années, dont on veut en prendre soin. C’est la mode qui a été conçue pour durer, qui a été fabriquée de façon éthique et écoresponsable et qui, à la fin de sa vie, sera upcyclée.
On veut sensibiliser le public de plusieurs façons. En premier lieu, en l’éduquant sur le sujet; par des articles et des statistiques qui démontrent à quel point l’industrie de la mode rapide est néfaste pour l’environnement et les droits humains. Deuxièmement, on veut changer la façon dont les consommateurs pensent à leurs achats, les habituer au fait que c’est normal de payer plus pour le slow fashion et qu’il y a des moyens de faire des choix durables avec un budget réduit (dont le seconde main, les soldes et les échanges de vêtements).
Enfin, on veut dissiper les mythes que la mode éthique et écoresponsable n’est pas contemporaine. Il y a encore beaucoup de personnes qui croient que les produits de designers locaux sont des produits artisanaux amateurs qu’on voit trop souvent dans les marchés aux puces. Au contraire, la plupart des designers locaux sont formés en design de mode, certains ont même travaillé avec des marques haut de gamme avant de lancer leur propre entreprise.
En novembre et décembre, on parle achat local sur Baron Mag. Pouvez-vous me parler un peu de ce que vous percevez de l’industrie de la mode à Montréal et au Québec?
Lorsque nous avons commencé Bienséance il y a un an, nous connaissions très peu le monde des designers québécois. Dans la dernière année, nous avons remarqué qu’il y a de plus en plus d’intérêt pour tout ce qui est local et écoresponsable. Il y a une plus grande couverture médiatique sur le sujet. On voit plus de gens sur les réseaux sociaux qui attend des événements zéro déchet ou d’échange de vêtements et le mouvement commence à prendre de l’ampleur. Je crois que la plupart des Québécois-es connaissent les grandes marques de mode du Québec, mais ne connaissent pas beaucoup de petites marques indépendantes.
Évidemment, les plus petites marques produisent en plus petites quantités et ont moins de revenus que les grandes, alors elles ont moins d’argent à mettre dans le marketing. Elles se font surtout connaître par le bouche-à-oreille, et souvent, elles sont connues seulement des personnes du milieu ou des consommateurs dévoués à la mode locale. Nous voulons partager nos découvertes avec le public, pour que celles et ceux qui choisissent de magasiner de façon responsable sachent où aller.
Comment entrevoyez-vous l’évolution du magazine?
Le premier numéro était plus sur le thème global du slow fashion. Pour les prochains, on envisage d’aller dans des thématiques plus précises, par exemple le seconde main. Éventuellement, on aimerait travailler avec des marques et entrepreneurs à l’extérieur du Québec, et peut-être faire de Bienséance un magazine bilingue et canadien. Le prochain numéro sera pour la saison Printemps/Été 2019. On suit les saisons de mode alors deux numéros par année, Automne/Hiver et Printemps/Été.
L’édition indépendante représente souvent un défi, mais également une liberté. Pouvez-vous nous parler de votre expérience en particulier?
Le plus grand avantage est que nous sommes en contrôle de tout; de notre image et du contenu. Nous pouvons parler des sujets qui nous passionnent sans censure, et c’est vraiment agréable de ne pas avoir d’obligations publicitaires, de contenu ou de ventes. On peut vraiment bâtir ce projet à notre rythme. Par contre, nous n’avons pas accès à la visibilité d’une compagnie de média massive, alors on a beaucoup de travail à faire pour se faire connaître… Et les entrevues comme celle-ci sont toujours appréciées!