Julien Manaud avait une vision bien précise lorsque Lisbon Lux Records a signé ses premiers artistes. Français d’origine et Québécois d’adoption, il a grandi au son de la French Touch popularisé par des artistes comme Air, Phoenix et Sébastien Tellier. L’ancien guitariste de Chinatown voit tout le potentiel des groupes francophones au son similaire s’emparer de niches internationales devant un public polyglotte. «Je voyais ces formations avoir bien sûr un impact local, mais aussi hors de la francophonie», raconte-t-il.
En 2013, une première offrande voit le jour: un nouvel EP pour Le Couleur, groupe du cofondateur du label Steeven Chouinard. Avec l’aide de deux attachés de presse, respectivement postés au Québec et à l’international, Lisbon Lux Records génère un impact important, considérant la petite taille du projet et du label. La roue s’est enclenchée, et d’autres groupes se sont mis à graviter autour de l’étiquette.
En phase d’expansion, l’entreprise ne cherche pas nécessairement à intégrer les rangs du star-système montréalais. «C’est plus important de respecter le développement de l’artiste au coeur de sa mission. Étant moi-même musicien, je n’avais pas l’intention de formater les artistes pour en faire des vedettes. Je veux sublimer ce que font les artistes.» Par exemple, Vincent Lévesque (We Are Wolves) a réalisé le premier album de Paupière, grâce aux talents d’entremetteur de Lisbon Lux Records.
Julien Manaud s’est impliqué au départ très étroitement dans l’enregistrement des albums pour ensuite laisser des partenaires prendre le relais, pour lui permettre de se concentrer sur l’administration et la stratégie globale de l’entreprise. «La gérance n’arrête jamais. Dès que l’album est sorti, on planifie les prochaines demandes de subvention et on réserve les locaux d’enregistrement. On est impliqués dans l’écriture, l’élaboration de la pochette, tandis que la maison de disques sort l’album, en fait la promotion un temps et passe à autre chose.» Lisbon Lux Records offre donc un accompagnement continu. «Le jour où ça s’arrête, c’est quand l’artiste arrête», résume l’entrepreneur.
Précurseurs du numérique
La maison de disques a joué la carte de la diffusion en continu, bien avant que les plateformes de streaming deviennent monnaie courante au Québec. Plus souvent qu’autrement, ils lancent un EP, plutôt que des disques, pour suivre la nouvelle mode de l’achat de chansons à la carte. Et ça leur réussit.
Étonnamment, bien que les groupes de Lisbon Lux Records enregistrent des nombres impressionnants d’abonnés et d’écoutes sur Internet, ceux-ci passent facilement sous le radar des stations de radios québécoises. Ils touchent une petite niche de jeunes mélomanes, mais qui existe partout dans le monde. Le Couleur est notamment plus écouté sur Spotify par le Mexique et les États-Unis que le Canada et la France. Même constat pour Das Mortäl qui est suivi par 80 000 abonnés, un peu plus que Pierre Lapointe et ses 50 000 admirateurs mensuels.
«La beauté du digital est qu’il permet à des groupes francophones d’exploser ailleurs, alors que c’était beaucoup plus difficile avant de vendre de tels disques et de trouver des distributeurs sur place dans des marchés aussi éloignés que le Mexique. La musique se diffuse beaucoup plus facilement aux quatre coins de la planète», s’enthousiasme Julien Manaud. Lisbon Lux Records cumule aujourd’hui 10 millions d’écoutes en ligne, dont 5 millions seulement dans la dernière année, puisées dans les albums et les EPs d’une douzaine d’artistes montréalais.
L’étiquette est basée certes dans le marché modeste du Québec, d’au plus 7 millions d’habitants, mais profite considérablement du paysage unique de son industrie musicale. «Il n’y a pas de majors au Québec. Ils sont à Toronto, ce qui laisse toute la place aux indépendants, comme Dare to Care, Bonsound et Audiogram. Au Québec, on retrouve moins l’aspect corporatif et hiérarchique des majors. Les gens commencent littéralement dans leur appartement, pour ensuite embaucher un maximum de quelques dizaines d’employés». Il faut toutefois être capable de faire un peu de tout. «C’est difficile de faire uniquement de la gérance. On est dans l’obligation de réunir les revenus de plusieurs services pour survivre ici.»
Toutes ces possibilités donneraient à n’importe qui des idées de grandeur, mais Julien Manaud garde les deux pieds sur terre. La musique de Lisbon Lux Records traverse les frontières de la province, mais jamais au prix de la qualité. «Si je trouve que la voix de l’artiste va en souffrir, ça ne peut pas marcher. Je mets toujours cette limite. On est en quelque sorte une marque bio. Soutenir un label local, c’est comme soutenir le café indépendant du quartier ou aller au marché, au lieu de s’approvisionner aux Tim Horton’s et Starbucks de ce monde!»
Une deuxième famille
Grâce à la visibilité que lui a conférée ses années avec Chinatown, Julien Manaud est devenu le visage de proue du label. Sa personnalité le pousse tout naturellement à s’impliquer très étroitement dans toutes les étapes, de la création à la post-production d’un disque. «C’est lié à ma personnalité, de gérant-papa, j’aurais très bien pu gérer la compagnie derrière mon bureau, en retrait, mais je préfère aller le plus souvent possible aux interviews et aux spectacles.»
Avec les années, la famille du Lisbon Lux Records s’est agrandie avec la venue de Paupière, Beat Market, Das Mörtal et Bronswick. «On a réussi une dynamique étroite entre les groupes et leur son. C’est comme une petite famille, et c’est pourquoi on mise sur des collaborations à long terme.»
À raison de 2 à 3 sorties par année, l’équipe de Lisbon Lux Records partage le reste de son temps entre la prospection et l’organisation de tournées locales et à l’étranger. L’objectif des prochaines années sera de poursuivre la conquête du marché américain, dans les capitales où plusieurs francophiles affectionnent le son des formations de Lisbon Lux Records, avec entre autres la sortie du deuxième album de Paupière en septembre. «Il n’y a pas de frontière à ce qu’on fait, et on va continuer à pousser dans cette vision pour l’avenir du label.»