C’est l’histoire d’un petit village, à l’autre bout du Québec, qui tente le tout pour le tout pour ne pas se faire déposséder de son territoire. Lorsque le gouvernement décide de fermer la route qui mène à leur village, signant ainsi son arrêt de mort, sans jamais y avoir mis les pieds, les habitants de Guyenne décident kidnapper un ministre. Pour sa libération, le premier ministre devra faire les 17 heures de voiture qui les séparent de la capitale et venir jaser. C’est ainsi que débute Habiter les terres, une proposition de théâtre inspirée et poétique. Entrevue avec Marcelle Dubois, l’auteure de la pièce.
Alors que la majorité des Québécois vivent à proximité du fleuve Saint-Laurent, la femme de théâtre a eu envie d’aller à la rencontre de ceux qui occupent notre immense territoire, « glorifié dans nos esprits mais bafoué au quotidien » comme on peut le lire dans le programme de la pièce, pour connaître leur rapport à la terre et à la citoyenneté. Ceux grâce à qui notre province est habitée mais dont le poids médiatique fond pourtant comme une peau de chagrin.
Ça fait maintenant quatre ans que Marcelle Dubois a arpenté l’Abitibi et le Témiscamingue, dont elle est originaire, pour créer la pièce. « Je savais que je voulais rencontrer des gens qui travaillaient dans les mines, se remémore-t-elle, des gens qui étaient dans l’agriculture, dans la foresterie, des universitaires, des amoureux de la culture qu’ils défendent là-bas aussi. » Des inconnus, pour se déstabiliser: « je ne savais pas ce que j’allais trouver au bout de ces rencontres-là. »
Ce sont des personnages qu’elle a découvert, « des géants », notamment ceux qui travaillent la terre. Il n’est ainsi pas surprenant que les protagonistes cultivent des navets, et que les racines fassent partie de la scénographie tout au long de la pièce. Au nombre des rencontres marquantes pour la dramaturge, Yolande Desharnais, qui lui a soufflé d’une traite que pour elle, habiter les terres, « c’est le synonyme d’une dignité citoyenne ». D’autres répliques se retrouvent telles quelles dans la pièce, parce que malgré la surutilisation de l’adage, il arrive encore que la réalité dépasse la fiction.
Hésitant entre forme documentaire et fiction assumée, c’est finalement vers la deuxième option, aux possibilités plus nombreuses, qu’elle est allée. « Pour rendre justice, justement, à tout ce qu’il y avait entre les lignes de ce que j’avais senti là-bas: toute la rage, tout le sentiment de vouloir participer au monde moderne, mais en même temps de ne pas s’en faire donner les moyens. Un sentiment à la fois d’immense fierté et d’immense dépossession des gens que j’ai rencontrés. »
Avec l’aide du complice Jacques Laroche (de l’inventif théâtre du Sous-Marin jaune), dont la mise en scène est truffée de poésie et de belles idées, et d’une brochette de six acteurs à l’interprétation sentie, Marcelle Dubois crée une pièce où la noirceur des constats est équilibrée par la lumière émanant de ses personnages.
Parce que la lumière, elle est partout dans Habiter les terres. Dans les jeux d’ombres, dans les ciels étoilés, dans les sourires que provoque le jeu des acteurs, passant aisément d’un personnage d’humain à un personnage d’outarde ou d’ours (chapeau à la gestuelle irréprochable). Mais surtout, dans l’empathie qui nait en nous, public, pour les habitants d’un petit village nommé Guyenne au Témiscamingue, mais qui pourrait s’appeler de mille autres manières.
« C’est pas un média de masse le théâtre, c’est un média à petite échelle », résume avec lucidité Marcelle Dubois. Malgré tout, elle souhaite que les propos de sa pièce puissent « rassembler des oreilles » qui ne sont pas habituées de s’écouter. « Parler de ces choses-là, c’est aussi préserver la diversité de nos imaginaires, de nos identités. Et si on ne le fait pas, ça ne voudra plus rien dire d’être peuple du nord bientôt, ça ne voudra plus rien dire de se revendiquer de la poésie de Gaston Miron, de Pierre Perreault ». Une pièce nécessaire à une époque où le filet social s’effrite: comme le démontrait Véronique Côté dans son récent La vie habitable, paru chez Atelier 10, la poésie s’avère alors le meilleur gage de solidarité.
Planter le décor dans Villeray
Parce qu’elle a constaté la richesse de la démarche d’Habiter les terres, l’auteure a décidé d’explorer de la même manière Villeray, quartier dans lequel est implanté le Théâtre Aux Écuries pour lequel elle est également directrice artistique déléguée. En résulte une exposition juxtaposant les photos de Julie Beauchemin, et les mots de Marcelle Dubois, mélange de réflexions et de constats (« Le pétrole nous encercle », ou encore « Regarder, c’est aimer ») L’exposition Habiter Villeray, planter le décor, joli clin d’oeil à l’album du même nom de Fred Fortin, se poursuit jusqu’au 27 février, date jusqu’à laquelle vous pouvez voir ce bijou de théâtre signé Les Porteuses d’aromates et Théâtre Tandem avant qu’il ne s’envole ailleurs au Québec.
Crédit photos: Eugène Holtz
Habiter les terres
jusqu’au 27 février
Aux Écuries
Un texte de Marcelle Dubois
Une co-création du Théâtre Les Porteuses d’Aromates et du Théâtre du Tandem
Direction artistique: Hélène Bacquet et Marcelle Dubois
Mise en scène: Jacques Laroche
Interprétation: Félix Beaulieu-Duchesneau, Odette Caron, Stéphane Franche, Catherine Larochelle, Jean-François Nadeau et Julie Renault
Table ronde: ÊTRE AU MONDE
le 18 février