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Médias et restauration: je t’aime, moi non plus

Médias et restauration: je t’aime, moi non plus

Dans un article de La Presse publié en janvier dernier, Francois Pageau, professeur à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, met en avant une moyenne de 26,8 restaurants pour 10 000 personnes à Montréal, soit davantage qu’à New York et San Francisco. Il suffit d’observer la valse des restaurants sur la rue du Prince Arthur ou Saint-Denis pour s’en rendre compte: la gastronomie s’est positionnée au fil des années comme une opportunité d’affaires de plus en plus séduisante et lucrative. Naturellement, chacun veut sa part de gâteau dans cette frénésie, alors blogueurs et promoteurs prennent le train en marche et bousculent parfois la donne. Entre séduction ambiguë et dépendance, comment se construit la relation entre la sphère médiatique et celle de la restauration? Plusieurs intervenants nous ont donné des clés d’analyse pour cerner cette problématique.

Du choix parmi les choix

Tout ce mouvement d’établissements: une aubaine pour nous, clients exigeants, mais il s’agit pour tous de composer avec l’austérité. La force de Montréal? « Il y a moins d’argent qu’ailleurs mais plus de créativité et des opportunités à saisir, une vraie diversité culturelle », nous explique Élise Tastet. La jeune fille a ouvert avec son père Jean-Philippe, critique culinaire hautement respecté, un blogue à deux voix. Par passion d’abord, mais aussi pour rendre hommage à ces hommes et femmes qui s’activent derrière les fourneaux. Crédo: « si on en parle, c’est que c’est bon ». Élise Tastet décrit le contexte dans lequel elle a évolué: « On parlait de gastronomie et il y avait quatre médias pour en parler. Aujourd’hui, les deux univers ont changé. Les resto-bars ouvrent les uns après les autres et les blogues aussi. On s’intéresse davantage à la bouffe, au local et au bio, Internet offre beaucoup plus d’accès à l’information ».

Web et gastronomie

À tout intérêt répond un écho. Donc tout site lifestyle portant bien son nom possède sa section «bouffe». Les blogueurs mode ont ouvert la voie aux blogueurs cuisines, parfois le sont même devenus. Entre attention médiatique et trafic, chacun veut trouver son compte. Mais que se passe-t-il lorsqu’un épicurien s’autoproclame critique? Lorsqu’un média tendance dresse un top 5 des meilleurs bloody caesars?

« Il peut remplir ou vider un établissement », répond Philippe Mollé, chroniqueur culinaire au Devoir et Radio Canada, chef et co-propriétaire d’établissement, « il en va de sa responsabilité de fonder ses jugements pour les rendre crédibles ». Car si on a parlé d’un secteur parfois saturé avec une grande concurrence, un autre obstacle touche les restaurateurs: les foodies qui publient leurs expériences uniques. Philippe Mollé a donc pris le taureau par les cornes et a réuni l’an passé une brochette de ces «accros à la bouffe», comme ils se définissent eux-même, pour un exercice dont il a publié le résultat dans un article titré Les nouveaux foodies. Ils assument volontiers aller dans une cabane à sucre et dans un restaurant gastronomique avec le même engouement, ce qui fait frémir plus d’un critique et plus d’un chef. De cette expérience, M. Mollé nous explique au téléphone que ces convives, souvent des internautes influents et avec un goût pour l’instantané très prononcé, n’ont pas nécessairement relevé dans leur jugement ce qu’il fallait retenir. Ainsi, le poisson corégone est devenu un poisson « qui goûtait la sole », le poivre sancho et l’espumante ont disparu des compte-rendus oraux et digitaux des invités.

M. Mollé reconnaît le talent de certains autodidactes, mais rappelle que critique culinaire est un métier complexe, demandant de l’analyse et des fondements, pas une occupation basée sur la communication d’images filtrées et de hashtags bien placés. Autrement dit, rendre à César ce qui est à César: un journaliste aux compétences gastronomiques parlera d’un restaurant gastronomique, un foodie parlera d’un «resto spectacle», selon les termes de M. Mollé: tendance et visible.

Ce que veut la tendance

Tendance et visibilité, deux des ingrédients les plus importants observés par les professionnels pour qu’un restaurant tire son épingle du jeu à l’ère du web participatif. Bar en teck, lumières tamisées et musique pointue pour masquer un burger trop salé. Constance et authenticité, ceux évoqués par Philippe Mollé et Élise Tastet, tous deux dénonçant notamment le tapis rouge déroulé au critique gastronomique invité, pain frais et vaisselle maculée inclus. D’un côté, le grand numéro de charme médiatique consistant à s’inscrire dans une tendance nuit à la qualité, de l’autre la course aux clics aussi. Le manager d’un nouveau resto-bar de la rue Duluth souhaitant garder l’anonymat nous confie avoir lu des retours à propos de son établissement parfois bien loin de la réalité (dont des assiettes aux ingrédient inventés). Comme Philippe Mollé, il arrive à la conclusion que certains médias ne peuvent pas rendre justice à ce qui est offert, car ils n’ont pas les clés pour le faire. Pour lui: ce sont aux clients de décider.

Le cas montréalais

Comment exploiter encore le filon? En le faisant converger avec d’autres, l’événementiel par exemple. Il y a quelques semaines, le Festival YUL EAT a pris un tournant intéressant en diversifiant son offre: d’une première année marquée par des rassemblements de camions de rue, on est passé à une édition intégrant des ateliers, conférences et tables rondes. Ce qu’il fallait retenir en termes d’événementiel/marketing: l’événement a été présenté par evenko, société de production associée à Osheaga et aux grands spectacles du Centre Bell, entre autre. La raison invoquée par la compagnie tombe sous le sens: « Nous croyons que la musique et la gastronomie font partie de l’ADN de Montréal et sont deux pôles d’attraction », nous explique une porte-parole.

Bien vu. En aucun cas, l’un ne pourrait remplacer l’autre mais oui, les habitudes ont changé. L’alimentation n’est plus un besoin vital, on a basculé vers le plaisir, puis l’art. Voilà comment la cuisine s’est démocratisée, via les camions de rue et les restos-bars, pour s’affirmer comme un art culinaire et de vivre ensemble dominant, prisé, plébiscité et demandé, question d’urbanités ou juste de plaisir gustatif.

Brandissant sa casquette de critique, Philippe Mollé explique la spécificité de la consommation québécoise: « Il y a une dichotomie entre ce qui se fait ailleurs et ici. On est plus facile à contenter, il y a une starification des chef et il y a beaucoup (trop) de tolérance, ce qui ne rend pas la tâche facile à la critique. En Asie par exemple, il y a une rigueur incroyable. Notre problème est de ne plus situer la restauration ». Pour lui, les positions de certains confrères, jeunes ou moins jeunes, n’aident pas à améliorer ce qui se trouve dans l’assiette, bien au contraire: « Quand on n’aime pas, on ne le dit pas », constate-t-il.

Restauration et médias, deux mondes trop convergents? Ca y ressemble. Le quatrième pouvoir embrasse le créneau, du pain béni pour le foodie passionné, peut-être plus qu’il n’en faut. Du côté des établissements, on met les petits plats dans les grands pour le recevoir. Si tout restaurateur honnête vous dira que le plus important est que le consommateur oublie sa facture en sortant de table, la réalité sera que les deux milieux défendent leur recette.

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